Deux grands artisans du cinéma

#Lumière2018
par Serge Kaganski 



Posté le 15.10.2018 à 11h30


  

En programmant des hommages à Richard Thorpe et Henri Decoin, le Festival Lumière a fait preuve d’une certaine cohérence.

 

Par-delà leurs différences de nationalités et de styles, quelques points communs réunissent l’Américain et le Français. Ils sont tous les deux relativement méconnus, leurs noms brillant un peu moins que ceux de certains de leurs contemporains statufiés par l’histoire de la cinéphilie (Ford, Hawks, Hitchcock, Minelli… chez les Hollywoodiens ; Renoir, Carné, Grémillon, Duvivier… chez nous), ils ont travaillé dans tous les genres (aventure, comédie, comédie musicale, film noir…) et leur discrétion est inversement proportionnelle à l’ampleur de leur corpus (une cinquantaine de films pour Decoin, une centaine pour Thorpe !) couvrant trois ou quatre décennies.

Longtemps avant de me familiariser avec son nom, Richard Thorpe fut pour moi synonyme de ces films des dimanches après-midi d’enfance vus à la télé, en VF, bien avant La Dernière séance de l’ami Eddy. À l’époque, je n’aurais pas vu la différence entre Le Prisonnier de Zenda et Fanfan la Tulipe, du moment que ces films offraient les grandes séquences de duels à l’épée qui me tenaient en haleine sur mon canapé. C’était le temps où seule comptait cette chorégraphie de cape et d’épée, peu importait le réalisateur, la nationalité du film ou la VF. Ensuite est venu le temps de la passion cinéphile adolescente puis adulte et si j’ai appris le nom de Richard Thorpe, il est resté faiblement imprimé dans mon disque dur de spectateur. C’était pour moi le réalisateur du Prisonnier de Zenda, d’Ivanhoé et du Rock du bagne mais dont j’ignorais 95% de la filmo.

J’ai revu cet après-midi Le Prisonnier de Zenda et ce qui m’a frappé, outre la grande séquence du duel, merveille de mouvements, de gestuelle et de déplacements dans tous les recoins du décor, c’est la proximité de ce film avec l’univers d’Hergé : j’ignore si Thorpe ou les boss de la MGM connaissaient le travail du mythique Belge (probablement pas) mais Zenda ressemble étrangement à une adaptation du Sceptre d’Ottokar (même royaume d’opérette fictif, même style de costumes, même genre d’histoire à base de complot visant à renverser la monarchie en place, même style ligne claire - le visage fin et graphique de Stewart Granger aurait pu jaillir des crayons d’Hergé).

prisonnier-de-zenda_600x400Le Prisonnier de Zenda

Il y a aussi dans ce film une légèreté, une innocence, un ludisme qui semblent avoir aujourd’hui disparu et qui correspondaient sans doute à l’époque et au lieu où le film fut fabriqué. On sent bien que Thorpe ne roule pas les mécaniques, ne s’imagine pas Grand Auteur, mais fait tout simplement et merveilleusement bien son métier de réalisateur salarié de l’usine à rêves comme un bon boulanger fabrique chaque jour du bon pain. Il suffit de voir la qualité du trucage qui fait parfois apparaître deux Stewart Granger (le roi et son cousin jumeau) dans le même plan : on était en 1952, le fond vert et le numérique n’existaient pas et l’illusion est néanmoins parfaite, sans la moindre couture ou collure apparente. J’attends avec impatience le plaisir de découvrir d’autres Thorpe au cours de la semaine à venir.

Henri Decoin, c’est pareil, je connais encore plus mal que Thorpe, je le confonds souvent avec son fils, l’écrivain et président du jury Goncourt Didier Decoin ; j’ai donc tout à découvrir. J’apprends qu’avant de devenir cinéaste prolifique, il fut héros de la guerre de 14-18, puis champion de natation ! Génie d’une époque où le sport et l’art pouvaient faire bon ménage. Imaginerait-on aujourd’hui Alain Bernard ou Florent Manaudou devenir Jacques Audiard ou François Ozon ? Non… Bon, d’un autre côté, Eric Cantona est bien devenu comédien et peintre, il y a donc toujours des exceptions qui confirment les règles.

Aujourd’hui, j’ai vu deux Decoin. Deux fois Decoin, ça ne fait pas quatre coins mais deux merveilles. Réalisé en 47 au sortir de la guerre, Les Amoureux sont seuls au monde éblouit à tous niveaux : les dialogues étincelants d’Henri Jeanson (« Le coup de foudre est tombé à côté », « Je n’ai pas confiance en ton silence »…), l’excellence des acteurs (Renée Devillers toute en intelligence et classe, Dany Robin ingénue sexy, Louis Jouvet… euh, comment dire ?… Louis Jouvet quoi), et surtout la sophistication et la modernité de cette réflexion sur le couple, l’amour durable, l’infidélité… et la nocivité de la presse à scandale.



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Les Amoureux sont seuls au monde

La séquence d’ouverture est déjà géniale en soi : Jouvet drague Devillers dans une auberge de campagne, il lui explique qu’il faut faire comme au cinéma, qu’il ne sert à rien de résister puisque le spectateur sait que les deux vont s’aimer vu qu’ils sont interprétés par les deux acteurs vedettes, puis on comprend que les deux sont mariés depuis vingt ans et ne faisaient que rejouer la scène fondatrice de leur rencontre. Et tout au long du film, ce couple ne cesse de commenter sa relation et d’analyser ce qui le lie (ou pourrait le défaire). En 47, Decoin faisait donc déjà du métacinéma, jouant avec la croyance du spectateur, retournant les codes usuels de la fiction, dévoilant les coutures habituellement cachées et les dessous de fabrication du cinéma.

Les Inconnus dans la maison fut réalisé dans une période plus trouble, en 42, produit par la Continental (la firme de production française contrôlée par les nazis). C’est un film noir, avec quelques morceaux comiques dedans. Un crime a lieu dans une ville de province et les soupçons se portent vite sur une bande de jeunes locale. L’atmosphère est poisseuse, sombre, reflétant ce qu’était le quotidien dans la France occupée de 42. Raimu y incarne un avocat maussade, solitaire, dépressif, alcoolique, qui va retrouver sa vitalité en défendant l’un des jeunes gens inculpés. On ne trouve pas plus les mots pour Raimu que pour Jouvet. Immense ? Hénaurme ? Colossal ? Génialissime ? Tous ces épithètes rendent faiblement compte de ce que l’acteur accomplit dans un registre d’une variété infinie qui va du subtil (tout est dit sans un mot en un regard, un changement d’expression…) au tonitruant (la monumentale plaidoirie finale). Tout cela au service d’une critique cinglante de la morale bourgeoise et du paraitre social, d’un plaidoyer urgent et habité pour la liberté de la jeunesse.

inconnus-dans-maison_600x400Les Inconnus dans la maison

 

Pour compléter le bonheur de cette séance, le film fut magistralement présenté par Vincent Lindon et Didier Decoin, le premier insistant sur l’humble grandeur du cinéaste et sur la performance de Raimu, le second contant avec moult détails les circonstances de fabrication du film. J’attends la suite en me disant « Vivement Decoin ! ».

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