Festival Lumière 2018
Par Serge Kaganski

Avant d’éteindre Lumière 2018

 


Posté le 21.10.2018 à 14h20


 

Le festival approche de son terme, les premiers signes de mélancolie post-partum se manifestent. Ce festival Lumière est un tel shoot d’adrénaline cinéphile, conviviale (et un peu glamour aussi) que les premiers jours de la suite feront ressentir un grand manque. Mais nous n’y sommes pas encore, alors profitons des dernières heures.

 

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Film La main noire

 

Samedi, j’ai présenté Trois petits mots de Richard Thorpe, comédie musicale labelisée MGM, qui honore la réputation de son studio : cette histoire d’amitié dans le travail est une explosion de couleurs, de costumes, de décors, de numéros de claquettes, de mouvements, de rythme et de rapidité. Dans ce genre de film, rien n’est grave, même quand les personnages traversent de mauvaises passes, tout est pétillance et légèreté. Dans la même salle Lumière Terreaux, j’ai enchaîné de suite avec La Main noire du même Thorpe, du même studio, et réalisé la même année 1950, film qui est pourtant l’exact opposé de Trois petits mots. Après le Technicolor, le noir et blanc, après la comédie musicale, le film noir, après la légèreté sociale, la gravité sociale… Montrant l’emprise brutale de la mafia dans le New York des années 20 et la précarité de la communauté immigrée  italienne, La Main noire ne ressemble pas à un film MGM mais à un mix de film Warner (le « noir ») et de film Fox (la fibre sociale). Cet enchaînement Trois petits mots / La Main noire démontrait avec clarté ce qu’était le fonctionnement des studios hollywoodiens et celui d’un artisan réalisateur salarié comme Richard Thorpe : pas d’ego « auteuriste » mais le goût du travail bien fait, quel que soit le genre abordé. Richard Thorpe allait tous les jours exercer son métier, consciencieusement, professionnellement, méticuleusement, comme un boulanger cuit son pain quotidiennement, et si Trois petits mots ou La Main noire ne sont pas des chefs-d’œuvre absolus, ce sont de très bons films qui véhiculent le meilleur de leur genre : humour, mouvement et fantaisie pour l’un, drame, émotion et suspens pour l’autre. Thorpe, c’était en somme le pain quotidien d’Hollywood et il était aussi savoureux que cuit à point.

 

Dimanche, c’est donc jour de clôture. Je manquerai cette cérémonie, comme j’ai manqué la masterclass de Jane Fonda, celles quotidiennes de Michel Ciment, la nuit Leone, la nuit Seigneur des anneaux, quelques Decoin, Thorpe ou Muriel Box, L’Étrangleur de Boston de Richard Fleisher (autre grand artisan hollywoodien) que m’avaient très vivement conseillé Virginie Apiou et Philippe Rouyer, je n’ai pas non plus goûté les fameuses nuits de la plateforme, mais tel est le lot des festivaliers, on ne peut jamais tout faire et tout voir, encore moins avec un programme aussi riche et dense que celui de Lumière. C’est d’ailleurs le moment de dresser un bilan. En ce qui me concerne, j’aurais découvert émerveillé l’œuvre méconnue d’Henri Decoin (5 films dont 2 chefs-d’œuvre, 2 grands films et un bon), redécouvert l’artisanat hollywoodien du modeste et très bon Richard Thorpe, et inscrit le nom de Muriel Box sur ma cinéplanisphère personnelle – réussir à réaliser des films dans les années cinquante, pour une femme, ce n’était pas évident, alors que le métier était à 99% masculin. J’ai aussi vaincu ma timidité en présentant neuf séances et une masterclass (merci Claire Denis, qui fut remarquable dans cet exercice), j’ai passé des nuits et matinées à écrire ce journal de bord (autre grand plaisir), j’ai échangé des sentiments cinéphiles avec des camarades journalistes, distributeurs, producteurs, avec Maelle Arnaud (programmatrice émérite et talentueuse du festival), Laurent Gerra (cofondateur et habitué cinéphile des lieux), Liv Ullmann, Anne Consigny, Suzanne Clément, actrices merveilleuses, sympathiques et heureuses d’être à Lumière, et j’ai même découvert la cinéphilie bis et baroque de Bernard Lavilliers, peut-être le seul spectateur français qui se souvenait du Paradis du Mexicain de Robert Downey.

 

Pour en avoir vécu de précédentes, je devine à quoi ressemblera cette cérémonie de clôture : on y verra la sublime Jane Fonda qui confirmera notre « Jane addiction », les invités de marque encore présents, les quelques 800 bénévoles qui ont accompli un boulot formidable, comme toute la team du festival, et Thierry Frémaux dirigera avec talent ce grand ballet final. On verra aussi Les Raisins de la colère, l’un des chefs-d’œuvre de John Ford, d’après le roman de John Steinbeck, avec le père du Prix Lumière 2018, Henry Fonda. C’est Jane qui a choisi ce film, mais nul doute que Thierry aurait choisi le même pour sa qualité, pour la Fonda Connection, mais aussi pour une raison plus discrète : Bruce Springsteen s’est inspiré de ce film et de ce livre pour son album The Ghost of Tom Joad. Dans sa grande tirade finale, Fonda/Joad déclare « partout où des gens auront faim, partout où un gosse sera battu par la police, je serais là ». C’est la superbe note finale, politique et humaniste d’une édition où sont réunis Steinbeck, Ford, les Fonda et le Boss, auxquels on peut associer Bertrand Tavernier et Thierry Frémaux, patrons d’une manifestation encore jeune (9 ans, 10 éditions) mais exceptionnelle : partout dans le Grand Lyon où l’on a besoin de se réchauffer à la flamme du cinéma, de s’y ressourcer émotionnellement et intellectuellement, le festival Lumière était là, est là et sera là.

 

Serge Kanganski

 

  

Catégories : Lecture Zen