De l’espace à la terre ferme et impitoyable

Par Serge Kaganski

 Mercredi 17 octobre

 


Posté le 18.10.2018 à 11h35


 

 

Je n’ai pas pu assister à la projection exceptionnelle de 2001, l’odyssée de l’espace en 70mm à l’Auditorium de Lyon ni à la prestation de Douglas Trumbull, l’auteur des effets spéciaux du film.

 

Ce n’est sans doute pas très grave, j’ai vu 2001 plus de dix fois (je ne compte plus) dont au moins deux fois en 70mm. La première fois est restée la plus mémorable : c’était au Kinopanorama, une salle défunte de Paris 15ème dont l’écran était tellement large qu’il s’incurvait sur les côtés. Ma mère m’y avait emmené, j’avais 11 ou 12 ans, l’espace me fascinait comme tous les gamins et j’adorais l’odyssée d’Ulysse. Le film aussi m’avait fasciné, le mot est faible, même si je n’avais rien compris à la dernière partie dans la chambre Louis XVI. Une dizaine de visionnages et quelques décennies plus tard, je ne suis toujours pas certain d’avoir tout compris mais au moins ai-je quelques clés d’interprétation d’ordre scientifique, métaphysique et symbolique. Ce que j’ai saisi aussi, c’est que 2001 est un film unique en ce qu’il est à la fois un succès populaire, un film-marqueur historique dont tout le monde connait l’existence, et un film expérimental qui n’obéissait à aucun code majoritaire (pas de récit, quasiment pas de dialogue, de longues plages contemplatives et poétiques qui n’ont pas d’utilité dramaturgique, cette fin étrange…). C’est aussi un film qui ne vieillit pas parce qu’il pose des questions qui resteront longtemps sans réponse, du genre, d’où vient l’humanité ? Comment et pourquoi évolue-t-elle ? Où va-t-elle ? Et sommes-nous seuls dans le cosmos infini ? 2001 permet de rêver ces questions et de fantasmer des réponses possibles et incertaines. Merci encore Stanley Kubrick et Douglas Trumbull pour cet inoxydable objet de fascination.

 

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Loin des rêveries stellaires de 2001, je suis allé présenter Le Voleur de Bicyclette au Pathé Bellecour, film qui nous ramène sur la terre ferme et ses problèmes. La grande salle était pleine, ce qui fait plaisir, avec des rangs entiers de collégiens, ce qui fait encore plus plaisir. Le classique de De Sica (que Liv Ullmann m’a confié adorer lors du dîner de lundi) parle de la classe ouvrière, de la précarité, du chômage, de la souffrance, de la désespérance et de la honte d’être pauvre. Autant de thèmes qui résonnent fortement en 2018. Plus je vois des grands films de patrimoine à Lumière, plus je me rends compte de leur permanente pertinence, de leur éternelle contemporanéité : si les grands films vieillissent par certains détails stylistiques secondaires (vêtements, décors, voitures, façon de parler…), leur attention à certains aspects fondamentaux et invariants de l’expérience humaine garantit leur conjugaison au présent perpétuel.

 

J’ai ensuite prolongé mon voyage chez Henri Decoin en découvrant Non coupable, porté par l’hénaurme Michel Simon, comédien de la trempe des Jouvet ou Raimu vus à Lumière dans d’autres Decoin. Encore un retour sur la terre ferme et ses noirceurs. La mécanique scénaristique de Non coupable est diaboliquement habile : un médecin de province aigri envisage de devenir maestro du crime, génie de l’assassinat, virtuose du meurtre, et il rêve de mourir en laissant cette trace de champion hyper intelligent du Mal. Mais il est tellement doué pour ne pas se faire prendre et ne laisser aucun indice de sa culpabilité que personne ne le soupçonne. Pire, quand il avoue ses crimes, personne ne le croit, tout le monde persiste à le prendre pour un type beaucoup trop pépère et simplet pour être capable d’un tel machiavélisme. Malgré ses élaborations meurtrières sophistiquées, le type crèvera dans l’anonymat d’un petit notable de province, image de lui qu’il exècre. Cette trouille de crever anonyme et incompris est sans doute celle de la plupart des artistes. Scénario assez dément qui évoque le dernier film de Lars von Trier, The House That Jack built, par sa mise en adéquation de l’art et du crime. Malgré toutes ces qualités, je placerais ce Decoin-là un peu en dessous des autres, peut-être justement parce qu’il est un brin trop réductible à sa mécanique scénaristique. Il n’empêche que ce film aux deux fins possibles (qui ont été toutes les deux projetées, comme pour Les amoureux sont seuls au monde) a été acclamé par le public.

 

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En soirée, j’ai présenté La Poursuite impitoyable d’Arthur Penn à l’IRIS de Francheville, une des salles de la grande banlieue lyonnaise qui participe au festival.  Plaisir de découvrir un pan de la banlieue ouest où ne vont jamais les non-Lyonnais, une structure culturelle municipale superbe, un public attentif et curieux. L’accès à la culture doit concerner toutes les zones d’un territoire, pas seulement les centre-villes privilégiés, et le festival Lumière y travaille d’arrache-pied car ce souci de combattre les inégalités culturelles est celui de Thierry Frémaux depuis toujours. Plaisir enfin de présenter un film puissant, éprouvant, violent, d’une sauvage beauté, autre retour impitoyable à nos turpitudes terrestres, un film où figure le prix Lumière 2018, Jane Fonda. La Poursuite impitoyable, ce n’est peut-être pas son rôle le plus marquant (elle y excelle mais on retient d’elle plutôt Klute, Le Retour, voire Barbarella) mais assurément l’un de ses meilleurs films. Et ce qu’il montre de la vie sur terre (racisme, fureur, brutalité, mauvaises pulsions lâchées) donne envie de retourner vers Jupiter avec HAL 9000 et l’astronaute Bowman.

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