Posté le 19.10.2018 à 15h
Ce jeudi matin, rendez-vous avec Claire Denis au théâtre Comédie pour une masterclass. Cela fait vingt-cinq ans que je croise l’auteure de Beau travail, soit professionnellement (multiples entretiens et rencontres pour Les Inrocks) soit dans les rues et cafés de Paris (nous habitons le même quartier).
Film Battement de coeur
Je l’aime beaucoup et j’admire son travail de cinéaste assez unique dans le paysage du cinéma français. Alors que nos cinéastes sont généralement adeptes du « ciné-roman » (un cinéma fondé sur le dialogue, le récit et la dramaturgie), Claire Denis pratique plus volontiers le « ciné-chorégraphie », ou le « ciné-sculpture », ou le « ciné-peinture », un cinéma frémissant, mystérieux, basé sur la sensation, le sensoriel, le sensuel, voire le sexuel, plus proche de David Lynch ou d’Abel Ferrara que de Renoir, Truffaut ou Desplechin.
Pendant une heure et demie, Claire a superbement répondu à mes questions et à celles du public, évoquant son enfance de spectatrice, son parcours formateur (IDHEC, puis quinze années de collaboration avec Costa-Gavras, Jacques Rivette, Wim Wenders, Jim Jarmusch…), démontrant son intelligence profonde et son hyper sensibilité, deux qualités qui transparaissent dans sa façon de faire du cinéma et de construire plans et séquences. Master classe. Le plaisir s’est prolongé lors d’un déjeuner au Passage en compagnie d’Alex Descas et Jean-Pol Fargeau, ses complices de toujours, repas abrégé pour une excellente raison : Claire et ses amis ont filé découvrir Le Livre d’image, le nouveau Godard qui inaugure un projet dément de l’Institut Lumière et de Thierry Frémaux : montrer TOUS les Godard dans l’ordre chronologique inversé, comme si on remontait de l’estuaire vers la source de ce long fleuve intranquille.
Après-midi, pause méditative : visite de l’exposition de photos consacrée à Charlie Chaplin à côté de la librairie Lumière, rue du Premier-Film. Quelle émotion ! Ces clichés rares, d’auteurs inconnus, magnifiquement exposés (grands formats, séries prélevées dans une même session…), montrent Chaplin au travail, réglant un plan, dirigeant ses acteurs et actrices, déconnant entre deux prises… On y voit Chaplin (pas de moustache, beaux costumes, élégant…) autant que Charlot (moustache, haillons, melon, canne…). Sur un portrait de face, cette légende de Chaplin lui-même : « Sur cette photo, j’ai un regard d’assassin ». Il y a aussi cette image d’un involontaire humour noir : Chaplin à la caméra en train de faire le point dans son costume d’Hynkel le dictateur. L’émotion s’est prolongée le soir, au Passage, en croisant James Thierrée, le petit-fils de Chaplin, qui lui ressemble comme un jumeau – Thierry faisait remarquer en souriant que certains disent « c’est fou comme Chaplin ressemble à son petit-fils ! ».
En début de soirée, deux présentations. Au Pathé Bellecour, je dis au public venu pour les trois heures de Nos Meilleures années (1ère partie) qu’il va déguster l’intense plaisir des récits au temps long, cette délectation romanesque ou feuilletonnesque qui consiste à suivre des personnages sur quarante ans de leur vie et à s’y attacher comme à des amis. Je conclue en pariant qu’à l’issue de la projection, les spectateurs n’auront qu’un seul désir, impérieux : revenir le lendemain pour la seconde partie. J’enchaîne ensuite avec Battement de Cœur au LEM de Tassin. J’ai déjà dit le plaisir particulier que l’on ressent en allant porter la bonne parole du cinéma dans les quartiers périphériques, ce sentiment de participer modestement à une noble mission de service public. Et le faire avec un bijou d’Henri Decoin décuple ce plaisir. Battement de Cœur, c’est la « screwball comedy » version française, une fontaine pétillante de charme, d’esprit, d’humour, de dialogue scintillants et de vitesse des sentiments. Et les acteurs ! Les seconds rôles sont délectables (Julien Carette, Jean Tissier, Saturnin Fabre…), alors qu’au centre du film, Danièle Darrieux est tout bonnement génialissime : tour à tour ingénue, roublarde, amoureuse, mélancolique, colérique, gaie, sensuelle, elle couvre avec un égal bonheur toutes les nuances de la palette des sentiments humains. Quant à Decoin, avec des films champagne comme celui-là, il se plaçait à hauteur des Hawks, Lubitsch, Cukor ou McCarey, tout simplement.
Ensuite, dîner au Passage, occasion de dire quelques mots de cette institution incontournable du festival Lumière, sorte de QG officieux. Un lieu sensationnel, unique, labyrinthe de coursives, de salons, de recoins (où deviser de Decoin), de boudoirs, de patios, de terrasses, où l’on ne sait jamais si on est dehors ou dedans, dans la cour ou dans le jardin, dans la salle à manger ou dans le salon. C’est un endroit chaleureux, quasi-utérin, où se nouent les meilleures et plus intimistes rencontres du festival, car Thierry Frémaux et Laurence Churlaud (sa collaboratrice qui ordonne les ballets du lieu) ont eu l’envie et la belle idée d’y mélanger tout le cinéma : cinéastes, actrices et acteurs, producteurs, distributeurs, exploitants, techniciens, mais aussi chanteurs, musiciens, sportifs, politiques, et même journalistes. Au Passage, lors de précédentes éditions, j’ai ainsi pu échanger deux mots ou discuter le bout de gras informellement avec Michael Cimino, Sophia Loren, Jerry Schatzberg, ou John McTiernan, chose tout de même unique, extraordinaire, qui serait impossible à Cannes ou ailleurs. Cette année, j’ai déjà dit à quel point dîner à côté de Liv Ullmann fut un moment merveilleux de simplicité et de gaieté, à quel point Bernard Lavilliers était marrant et chaud bouillant en fin de repas et de soirée. Hier soir, Thierry remettait le prix Fabienne Vonier à Michèle Ray-Gavras et on pouvait côtoyer en cette belle occasion toute la famille Gavras (Costa, Julie, Romain… faut-il les présenter ?), mais aussi Nicolas Seydoux (la vénérable maison Gaumont) ou Gérard Collomb (qui semble préférer le bon vin à Beauvau), mais encore James Thierrée, Thomas N’gijol, Biyouna, Gianluca Farinelli (de la Cineteca di Bologna), Vincent Maraval (activiste du cinéma qu’on ne présente plus), Alberto Barbera (Mostra de Venise) ou encore des piliers du lieu et du festival comme Laurent Gerra (qui est connu comme imitateur, moins connu comme cinéphile très pointu) et le président Bertrand Tavernier. Près de ma table voisinaient les très sympathiques et talentueuses comédiennes Anne Consigny et Suzanne Clément. Anne est venue pour toute la durée du festival et présente des films tous les jours. Elle me disait qu’après avoir toujours éprouvé une timidité à entrer dans les conversations cinéphiles, cette édition du festival lui a permis d’enfin pouvoir se saisir du fil qui consiste à parler des films et à faire partager ses goûts du grand écran. C’était très émouvant et cela résumait bien la magie invisible mais bien réelle que produit le festival. Le Passage porte bien son nom : lieu de passants et de passeurs du 7ème art, lieu d’échanges et de transmissions, lieu de convivialité et d’amitiés… Lieu à l’image du festival Lumière que l’on n’imagine plus sans son Passage.
Serge Kaganski