Posté le 17.10.2018 à 15h
Ce mardi, j’ai prolongé mes découvertes cinéphiles lyonnaises avec une cinéaste dont j’ignorais tout jusqu’à Lumière 2018 et un cinéaste dont je ne connaissais que deux films alors qu’il en a signé une bonne cinquantaine.
Ce cinéaste prolifique et méconnu de moi, c’est évidemment Henri Decoin dont chaque film vu ici est un éblouissement. Quel plaisir que de fouler des terres cinématographiques vierges et magnifiques à l’âge vénérable de 59 ans ! La merveille du jour, c’était La Chatte, surnom du personnage principal, une jeune femme ultra sexy (magnifiquement incarnée par Françoise Arnoul) qui travaille clandestinement pour un réseau de la Résistance et vit une aventure amoureuse avec un journaliste suisse (qui est en réalité et à l’insu de « la chatte » un officier et espion allemand). À lire ce résumé, on se doute que La Chatte n’est pas une comédie, et ce n’est rien de le dire. Loin de la légèreté et des dialogues fusants de Battement de Cœur ou Les amoureux sont seuls au monde, La Chatte est un film dur, impitoyable, taillé au scalpel, dessiné au même fusain sobre, sec, austère qui caractérisait le style de Bresson ou de Melville. Les dialogues sont ici rabotés jusqu’à l’os de l’essentiel, l’image est sombre, nocturne, charbonneuse, à l’aune de la psyché collective de l’époque de l’Occupation, les acteurs sont merveilleux de sobriété, de retenue et de netteté et Françoise Arnoul est extraordinaire en héroïne qui en remontre aux hommes question courage. Decoin parie aussi sur l’érotisme élégant de la comédienne au visage félin (dans de nombreuses scènes, elle enfile ou ôte ses bas) d’autant que cet élément érotique est central dans l’intrigue du film et les dilemmes moraux qu’elle génère. Chaque séquence est chargée d’intensité et de tension, La Chatte étant de ces films qui ne comportent aucun gramme de gras. Decoin a suscité des polémiques en tournant ce film parce qu’on lui reprochait d’avoir travaillé avec la Continental pendant la guerre. Si on peut comprendre cela en replaçant les choses dans le contexte logiquement passionnel et à vif de l’après-guerre, il aurait été dommage que Decoin ne puisse réaliser La Chatte : nous aurions été privé d’un authentique chef-d’œuvre. On a maintenant très envie de découvrir La Chatte sort ses griffes (non programmé à Lumière), qui reprend le même personnage.
Film : La Chatte
Après ce superbe choc de cinéma, je suis allé présenter Simon & Laura de Muriel Box au cinéma Lumière Terreaux. J’en profite pour saluer les équipes des salles « art-et-essai » de la ville de Lyon (dont beaucoup ont été reprises par l’Institut Lumière qui se bat sur tous les fronts de la préservation de la cinéphilie et de son écosystème) et les remercier chaleureusement pour leur travail et leur accueil. Simon & Laura, c’est une cousine anglaise des « screwball comédies » hollywoodiennes sur ces couples savoureux qui n’en finissent pas de se déchirer et de se rabibocher. Les magnifiques Kay Kendall et Peter Finch tiennent ici des rôles proches de ceux des Cary Grant, Katharine Hepburn, Carole Lombard ou autres Clark Gable, projetant la même classe, la même élégance dans la tempête conjugale. Muriel Box y affirme discrètement son féminisme en plaçant mari et femme à égalité d’arguments mais aussi de statut professionnel et social : les deux personnages sont comédiens et c’est plutôt lui qui est en difficulté de carrière – ou pour le dire plus directement, elle est forte, il est faible. L’autre apport de ce film, c’est une critique aussi cinglante qu’hilarante (et prophétique) de la télévision. En effet, on propose à notre couple désaccordé d’être filmé dans sa vie quotidienne mais en prétendant être un ménage uni et heureux. En 1955, Muriel Box montrait déjà l’ancêtre de la téléréalité, ainsi que l’obsession de l’audimat, le simulacre de certaines émissions visant à promouvoir une morale consensuelle et un bonheur factice. Tant du point de vue de la comédie que de la critique sociale, Simon & Laura mérite absolument d’être (re)découvert.
Film : Simon et Laura
Le festival Lumière, ce n’est pas que des films : outre la « good food » et les « good friends », c’est aussi les images fixes, avec des expos photo disséminées dans toute la ville. Profitant d’un morceau de temps libre après la projo de Lumière Terreaux, j’ai rendu visite aux trois galeries Lumière du quartier. D’abord, l’expo Paul Grandsard, Dans le hangar du Premier-Film, portraits 2010-2017, qui permet de revoir les invités de Lumière les yeux dans les yeux puisqu’ils sont cadrés serré, le regard droit dans l’objectif. Parmi eux, émotion de revoir Pierre Rissient. Ensuite, Bob Dylan – Jerry Schatzberg, consacrée aux mirifiques et mythiques cessions 65-66 (période des chefs-d’œuvre dylaniens Highway 61 revisited et Blonde on blonde) où Schatzberg a saisi à jamais le génie au pic flamboyant de sa jeunesse et de sa créativité. Photos fabuleuses qu’on ne se lasse jamais de revoir, et auxquelles s’ajoutent un sublime portrait de Faye Dunaway, véritable sculpture en noir et blanc, un autre splendide cliché sur un couple anonyme s’embrassant à l’arrière d’une berline, ou encore ce bouleversant portrait de Sharon Tate au bain, quelques mois avant qu’elle ne soit massacrée par les dingues de la secte Manson. La troisième galerie nous offre des images d’Ingmar Bergman au travail sur Sarabande et sur des mises en scène pour le théâtre, photos qui disent tout de l’engagement au travail du cinéaste et de sa complicité avec ses acteurs fétiches, Liv Ullmann et Erland Josephson. Une expo photo, c’est proche et différent d’un film, ça instaure un tout autre rapport aux images, plus méditatif, et laissant une plus grande part à l’imaginaire, qui constitue à la fois une rupture et un complément merveilleux du grand et long fleuve de films présentés par le festival.
Journée conclue par un dîner au Passage (autre QG du festival) en présence de Bernard Lavilliers (qui venait de scotcher la grande salle de l’Institut Lumière avec un mix de poèmes, d’extraits de films et de chansons), l’un des rares stéphanois pour lesquels Thierry Frémaux est prêt à enterrer la hache de guerre footballistique (mais provisoirement hein, faut pas non plus déconner !). Entre dessert et (nombreux) derniers verres, Lavilliers, bien allumé, dissertait sur ses souvenirs de cinéma et balançait un film dont aucun des respectables cinéphiles présents autour de la table n’avait connaissance (Tavernier, Frémaux, Gerra, Christopher Thompson, le journaliste Laurent Delmas…) : Le Paradis du mexicain de Robert Downey (senior, le film date de 1972). Renseignements rapidement pris sur Google, ce film existe bel et bien mais le site de Télérama indique qu’il n’a « pas été vu », et celui d’Allociné ne mentionne ni casting ni synopsis. Lavilliers racontait avoir vu Le Paradis du Mexicain en séance de minuit aux Trois Luxembourg (une des chapelles art-et-essai toujours debout du Quartier Latin) et résumait l’affaire à « un western sous acide ». Prometteur, dit comme ça ! Décidément, le cinéma est un inépuisable réservoir de terres vierges et de paradis perdus qui n’attendent que d’être retrouvés !
Serge Kaganski