Posté le 16.10.2018 à 13h00
Lundi matin, j’avais prévu d’aller voir Toboggan d’Henri Decoin lorsque j’ai reçu un message du Festival me conviant au traditionnel mâchon, chez Georges, dans la petite rue du Garet, au pied de l’opéra.
Ainsi va la vie d’un festivalier Lumière, il faut parfois choisir entre « good film » et « good food, good friends » et modifier son programme. J’adore le cinéma mais désormais, je ne manquerais jamais l’occasion plus rare d’un mâchon. Rappelons aux non Lyonnais et aux ignares que le mâchon est le roboratif petit déjeuner que prenaient les canuts vers 8h après s’être levés à 4h et avoir déjà bien travaillé. Et pour sustenter les ouvriers de la soie, il fallait du costaud, du solide, du qui tient au corps et encore, de la calorie au kilo. Au menu : rosette, grattons (« le maigre du gras » dixit le chef mâchonneur), fromage de tête, gratin d’andouillette, sabodet (saucisson chaud pistaché, avec du gras dedans), tablier du sapeur (bœuf avec sa couenne), patates, lentilles, cervelle du canut (fromage fermier aux herbes, 100% matière grasse), c’est tout ? Non, ensuite, Saint-Marcellin, tarte aux pralines roses, le tout copieusement arrosé de macon bien blanc, de beaujolais bien rouge et de café bien noir. Longtemps, l’habitué du café tartines que je suis a reculé face à pareil assaut matinal pour l’estomac à priori fragile du citadin contemporain. Et puis un beau jour, j’ai cédé aux sirènes de Thierry Frémaux et tenté le truc, me disant que je goûterais juste une mini pincée de chaque spécialité et me réserverais pour le café et la tarte. Je ne savais pas encore que le mâchon est une chose extraordinaire qui ne ressemble en rien à l’idée de gueuleton écœurant que l’on s’en fait avant. Dès la première bouchée de rosette et la première gorgée de macon, miracle, l’appétit s’ouvre ! Ensuite, on mange et on boit sans se forcer le moins du monde, car tout est délicieux (le gratin d’andouillette aux poireaux de chez Georges est un truc qu’il faut essayer au moins une fois dans sa vie). Présents ce matin, Vincent Lindon, Guillermo Del Toro ou Laurent Gerra n’étaient pas les derniers à donner leur part au chien. Seule la gracile et sympathique Anne Parillaud a repoussé les plats, se contentant de savourer la très conviviale ambiance et quelques pommes de terre (avec une noix de bon beurre frais, quand même). Quand on sort de là, on est nullement balloné ni écœuré, au contraire, on est chargé à bloc de tonus et d’énergie pour la journée. Comme le dit Thierry avec humour, citant je ne sais plus quel auteur mâchonneur, « Après le mâchon, on est bien et on ressent même un petit complexe de supériorité vis-à-vis du reste de l’humanité ».
Retour au cinéma avec Cri d’angoisse de Muriel Box. Autant ne pas faire le malin : avant qu’elle ne soit programmée à Lumière, je n’avais jamais entendu parler de Muriel Box. C’est une des vertus du festival que de nous faire découvrir des cinéastes qui avaient totalement échappé à nos radars, et c’est aussi un effet positif de l’affaire Weinstein et du mouvement Me Too que de braquer la lumière sur des cinéastes femmes oubliées qui avaient réussi à émerger dans le passé d’un métier sous écrasante domination masculine. Merci Harvey ! (on plaisante). Cri d’angoisse revêt tous les attributs d’une série B des années cinquante, avec son noir et blanc capiteux, ses acteurs sexy (la belle Hildegard Knef, Van Johnson qui a des airs de Sterling Hayden…), son motif hitchcockien du faux coupable, mais Muriel Box y apporte sa sensibilité féminine en faisant pencher les enjeux du film du côté du mélodrame amoureux plutôt que de l’enquête criminelle. Vers la fin, Hildegard Knef se bat avec le « méchant » et l’assomme d’un coup de talon aiguille, telle une héroïne almodovarienne, féminisant ainsi le film noir jusque dans les moindres détails. Alors que mon voisin Michel Ciment comparait ce film à Temps sans pitié de Joseph Losey (les deux films partagent en effet le thème de l’innocent accusé à tort), je rejoins ce qu’a dit Tonie Marshall dans sa présentation : Cri d’angoisse n’est pas un chef-d’œuvre révolutionnaire, juste une très correcte série B, mais pourquoi attendre systématiquement des femmes cinéastes qu’elles réinventent radicalement le cinéma alors qu’on ne le demande pas aux cinéastes masculins ? Cri d’angoisse est plaisant et Muriel Box assurément une (re)découverte intéressante.
En fin d’après-midi, je suis allé présenter L’Œuf du serpent d’Ingmar Bergman, dans le cadre de l’hommage du Festival à Liv Ullmann. C’était un plaisir de parler de ce film très atypique de la filmo bergmanienne devant une salle pleine – et notamment pleine de jeunes. L’Œuf du serpent a été réalisé il y a quarante ans (1977 très exactement), il évoque une période située il y a cent ans (l’Allemagne pré-nazie de la république de Weimar), mais son tableau anxiogène d’une société qui se délite résonne fortement avec notre présent. La crise économique, la dissolution du lien social, la montée des peurs et des fantasmes, l’exploitation politicienne de cette situation par des leaders opportunistes, démagogues et dangereux, c’était Weimar mais ça ressemble aussi furieusement à l’Amérique de Trump, à l’Italie de Salvini, à la France des Le Pen, à la Hongrie d’Orban et on ne parle même pas de la Turquie, de la Russie ou de la Syrie. Ce que j’ignorais au moment de présenter cette séance, c’est qu’à peine une heure après, je me retrouverais assis à diner à côté de l’héroïne du film et de tant d’autres de Bergman (Persona, Cris et chuchotements, Scènes de la vie conjugale, Sonate d’automne, Sarabande…). Comme l’a dit Frémaux dans son petit discours, Liv Ullman est un trésor du cinéma mondial. J’ajoute qu’elle est une personne délicieuse. Dès les présentations, la glace était rompue et nous avons échangé très simplement et très naturellement sur Lumière (qu’elle découvrait et qu’elle a adoré d’emblée), sur Bergman et L’Œuf du serpent (elle me confie avec drôlerie que Carradine était un peu « high » sur le tournage et que Bergman appréciait son jeu narcotique ne sachant pas que son acteur était sous l’emprise de la drogue), sur Le Voleur de bicyclette (film qui l’a marquée quand elle avait 12 ans) et même sur la Norvège (son pays), ses fjords et ses loups.
Juste à côté se trouvait Laurent Gerra et entre lui et Liv, quelque chose d’indéfinissable a circulé : un mélange d’amitié, d’admiration, d’incompréhension (différence de langue et d’humour) et de séduction platonique. Plus tard dans la soirée, Catherine Frot a chanté une ancienne goualante réaliste dont le texte met en scène une actrice proclamant que son moi intérieur n’a aucun rapport avec son image publique, comme un écho à Ullmann et Gerra. Si l’on s’en tient aux apparences, Ullman est la figure tragique du pas très marrant Bergman alors que Gerra est le clown populaire qui amuse tous les matins sur une antenne périphérique de grande audience. Si l’on s’en tient aux apparences, aucun rapport possible entre ces deux êtres… Mais la réalité entrevue pendant ce diner fut toute autre : derrière la figure tragique du cinéma, Ullman est une femme classe mais simple, vivante, gaie, alors que pour sa part, Gerra n’est pas seulement un amuseur à gros nez rouge mais aussi un cinéphile pointu qui a gardé une âme d’enfant. La magie de Lumière est aussi dans ces rencontres que l’on penserait improbables. Si l’improbable devient possible, c’est parce que la vraie vie est toujours plus complexe et retorse que les apparences. Et si le cinéma reflète la vie, il n’en est jamais la reproduction 100% exacte. Cet écart entre le réel et sa représentation s’appelle l’art de la fiction, le style, le travail et la subjectivité de l’artiste.