Posté le 10.10.2018 à 14H50
1975, la cinéphilie découvre King Hu (1932 – 1997) : A touch of Zen est le premier film chinois à quitter le Festival de Cannes avec une récompense (le Grand Prix de la Commission supérieure technique). Film « pan-chinois », qui plus est : King Hu est né à Beijing, il vit alors à Hong-Kong et il a tourné son film à Taïwan. Jean de Baroncelli s’enthousiasme dans Le Monde du 24 mai 1975 : « L'extraordinaire beauté des paysages, la grâce aérienne des combats, réglés comme des ballets, l'irréalité qui baigne cette tumultueuse et fracassante odyssée, témoignent de la maîtrise d'un cinéaste qui, par moments, égale un Kurosawa ou un Mizoguchi, et que l'on aimerait voir échapper aux servitudes, malgré tout contraignantes, du western-soja. »
Oui, selon le critique, « western-soja » est l’autre nom du « film de karaté » - et tant pis si A touch of Zen n’est ni l’un ni l’autre… Car, justement, la fièvre du « film de karaté » est ce qui a déjà rendu démodé, à Hong-Kong, ce « wu xia pian » - littéralement, « film de héros martial », par extension « film de sabre ». Sorti en deux parties à plusieurs mois d’intervalle, en 1970 et 1971, le film a été un échec cuisant pour un cinéaste perfectionniste et ultra-cultivé, quasiment brouillé avec tous les producteurs de la péninsule… Et c’est l’infatigable défricheur Pierre Rissient qui l’a convaincu de présentera la version de trois heures – les deux parties montées ensemble – au comité de sélection cannois.
Récit du combat commun d’un artiste maladroit et d’une fuyarde experte en arts martiaux, tiré des Chroniques de l’étrange de Pu Songling, un écrivain de la dynastie Qing (traduit chez Philippe Picquier), A touch of zen est le film « matriciel » du « wu xia pian » moderne - maintenant vous êtes incollable sur le terme. La plupart de ses acquis ont d’ailleurs été repris par les œuvres plus récentes d’Ang Lee ou Zhang Yimou. A commencer par la sensationnelle scène de combat – qui n’arrive pas, soyez patient, avant la 50ème minute du film – dans la forêt de bambou, qui inspirera celle du Secret des poignards volants. La nature est d’autant plus présente dans le film de King Hu (au point que le critique Jacques Lourcelles le compare à Anthony Mann) que le bouddhisme en est un élément essentiel : le chemin des héros est celui qui conduit à l’illumination de la vérité.
Film d’action et film métaphysique ? Pas que. Comme l’écrit l’historien chinois Stephen Teo dans King Hu’s A Touch of Zen : « Le film est historiquement important dans le développent du cinéma de Hong Kong comme dans celui de Taiwan. Sa signification profonde et la raison pour laquelle il résonne encore aujourd’hui sont à chercher autour du portrait subversif de son héroïne, et de l’ambigüité sexuelle concomitante qui gagne le personnage masculin comme le personnage féminin. Le film est un manifeste féministe structuré comme une pièce didactique brechtienne dans lequel les acteurs et les spectateurs s’engagent ensemble dans un récit psychanalytique sur la sexualité et le désir, ponctuée de scènes d’arts martiaux et d’acrobaties à la façon de l’Opéra de Pékin jusqu’à atteindre peu à peu un stade de transcendance spirituelle. L’intrigue croise une héroïne pré-odipienne et un héros encombré d’angoisse oedipienne. Au cours du récit, les deux personnages s’unissent pour leur intérêt mutuel, d’une façon qui fait écho à des thèmes de la vie d’aujourd’hui, la monoparentalité, la bisexualité, ou l’incertitude du genre. Et plus précisément dans le contexte socio-culturel chinois, à la question de la volonté personnelle (être en cohérence avec soi-même) face aux obligations sociales (le besoin de jouer un rôle) et celle de la dichotomie « wen-wu » (civil-militaire) – tout ce qui pèse sur le développement de la société civile dans la Chine autoritaire d’aujourd’hui. » A touch of Zen ? Une œuvre complète !
Adrien Dufourquet
L'hommage à King Hu pendant le festival Lumière, c'est ici !